ijuv
Aide à la transcription en "j" et "v" des graphies "i" et "u" ayant valeur de consonne
Cet outil a été conçu et calibré, dans le cadre d'une collaboration entre Delphine Amstutz et Philippe Gambette,
sur le recueil Les Fables d’Esope Phrygien de Jean Baudoin, désormais
disponible
sur le site de l'Obvil, dans le corpus du projet Fabula numerica.
Merci de coller dans le cadre ci-dessous le texte dans lequel vous souhaitez dissimiler les "j" et les "i" ansi que le "v" et les "u" :
TRAGEDIE FRANÇOISE
DU
SACRIFICE D’ABRAHAM
THEODORE DE BEZE.
PERSONNAGES.
PROLOGVE.
ABRAHAM.
SARA.
ISAAG.
La trouppe des bergers de la maison d Abra-
ham, diuisee en deux parties.
l'ange.
SATAN.
PROLOGVE.
Dieu nous gard' tous, autant gros que menus,
Petits et grans, bien soyez-uous uenus.
Long temps y a, au moins comme il me semble,
Qu'ici n'y eut autant de peuple ensemble.
Que pleust à Dieu que toutes les semaines
Nous peussions uoir les Eglises si pleines.
Orça messieurs, et nous dames honnestes,
le nous suppli d'entendre mes requestes.
le nous requier nous taire seulement.
Comment? dira quelcune uoirement,
le ne sauroy' ni ne uoudroy' auec.
Or si faut-il pourtant clorre le bec.
Ou nous et moy auons peine perdue,
Moy de parler, et nous d'estre uenue.
14 TRAGEDIE
le uous requier tant seulement silence,
le uous suppli' d*ouir en patience.
Petits et grans ie uous diray merueilles :
X^^ Tant seulement prestez-moy uos oreilles.
Or donques peuple, escoute un bien grand cas :
Tu penses estre au lieu où tu n'es pas.
Plus n'est ici Lausanne, elle est bien loin :
Mais toutesfois quand il sera besoin.
Chacun pourra, uoire dedans une heure.
Sans nul danger retrouuer sa demeure.
Maintenant donc ici est le pays
Des Philisthins. Estes-uous esbahis?
le di bien phis, uoyez-uous bien ce lieu?
C'est la maison d'un seruiteur de Dieu,
Dit Abraham, celui mesme duquel
Par uiue foy, le nom est immortel.'
En cest endroit uous le uerrez tenté.
Et iusqu'au uif atteint et tormenté.
Vous le uerrez par foy iustifié.
Son fils Isaac quasi sacrifié.
Bref, uous uerrez estranges passions :
La chair, le monde et ses affections
Non seulement au uif représentées.
Mais qui plus est, par la foy surmontées.
Et qu'ainsi soit, maint loyal personnage
En donnera bien tost bon tesmoignage.
Bien tost uerrez Abraham et Sara,
Et tost après Isaac sortira :
Ne sont-ils pas tesmoins tresuerilables?
Qui ueut donc uoir choses tant admirables^
FRANÇOISE. iri
Nous le prions seulement d'escouter,
Et ce qu'il a d'oreilles nous prester,
Estant tout seur qu'il entendra merueilles,
Et puis après lui rendrons ses oreilles.
ABRAHAM parle sortant de sa maison.
Depuis que i'ay mon pays délaissé.
Et de courir çà et là n'ay cessé,
Helàs mon Dieu, est il encor' un homme.
Qui ait porté de trauaux telle somme?
Depuis le temps que tu m'as retiré
Hors du pays où tu n'es adoré,
Helas mon Dieu, est-il encor' un homme.
Qui ait receu de biens si grande somme?
Voila comment par les calamitez,
Tu fais cognoistre aux hommes tes bontez.
Et tout ainsi que tu fis tout de rien,
Ainsi fais tu sortir du mal le bien,
Ne pouuant l'homme à l'heure d'un grand heur
Assez à clair cognoistre la grandeur.
Las i'ay uescu septante et cinq années,
Suiuant le cours de tes prédestinées.
Qui ont uoulu que prinse ma naissance
D'une maison riche par suffisance.
Mais quel bien peut l'homme de bien auoir.
S'il est contraint, contraint, di-je, de uoir
En lieu de toy, qui terre et cieux as faits.
Craindre et seruir mille dieux contrefaits?
Or donc sortir tu me fis de ces lieux,
Laisser mes biens, mes parents et leurs dieux,
16 TRAGEDIE
Incontinent que i'eu ouy ta uoix.
Mesmes tu sais que point ie ne sauois
En quel endroit tu me uoulois conduire :
Mais qui te suit, mon Dieu, il peut bien dire
Qu'il ua tout droit : et tenant ceste uoye,
Craindre ne doit que iamais il fouruoye.
SARA sortant d'vne mesme maison.
Apres auoir pensé et repensé
Combien i'ay eu de biens le temps passé.
De toi, mon Dieu, qui tousiours as uoulu
Garder mon cœur et mon corps impollu :
Puis m'as donné, en suiuant ta promesse,
Cest heureux nom de mère en ma uieillesse :
En mon esprit suis tellement rauie,
Que ie ne puis, comme i'ay bonne enuie,
A toy mon Dieu faire recognoissance
Du moindre bien dont i'aye iouyssance :
Si ueux-ie au moins, puis qu'à l'escart ie suis,
Te mercier. Seigneur comme ie puis.
Mais n'est-ce pas mon Seigneur que ie uoy?
Si le pensoy'-ie estre plus loin de moy.
ABRAHAM.
Sara, Sara, ce bon uouloir ie loue,
Et n'as rien dit que tresbien ie n'aduoue.
Approche-toy, et tous deux en ce lieu
Recogiioissons les grans bien-faicts de Dieu,
Commune en esta deux la iouissance,
Commune en soit à deux la cognoissance.
FRANÇOISE. 17
SARA.
Hà mon seigneur, que sauroy'-ie mieux faire.
Que d'essayer tousiours à nous complaire
Pour cela suis-ie en ce monde ordonnée.
Et puis, comment saurait-on sa iournee
Mieux employer qu'à chanter Texcellence
De ce grand Dieu, dont la magnificence
Et haut et bas se présente à nos yeux?
ABRAHAM.
L'homme pour uray ne sauroit faire mieux,
Que de chanter du Seigneur Texcellence :
Car il ne peut, pour toute recompense
Des biens qu'il a par lui iournellement.
Rien luy payer qu'honneur tant seulement.
CANTIQVE D'ABRAHAM ET DE SARA.
Or sus donc commençons,
Et le los annonçons
Du grand Dieu souuerain.
Tout ce qu'eusmes iamais.
Et aurons désormais.
Ne uient que de sa main.
C'est lui qui des hauts cieux
Le grand tour spacieux
Entretient de la haut :
Dont le cours asseuré,
Est si bien mesuré.
Que iamais il ne faut.
18 TRAGEDIE
Il fait l'esté bruslant :
Il fait rhyver tremblant :
Terre et mer il conduit :
La pluye et le beau temps,
L'automne et le printemps,
Et le iour et la nuict.
Las, Seigneur qu'estions-nous,
Que nous as entre tous
Choisis et retenus?
Et contre les meschans
Par uilles et par champs.
Si long temps maintenus?
Tiré nous as des lieux
Tous remplis de faux dieux,
Vsant de tes bontez :
Et de mille dangers.
Parmi les estrangers,
Tousiours nous as iettez.
En nostre grand besoin
Egypte a eu le soin
De nous entretenir :
Puis contraint a esté
Pharaon despité,
De nous laisser uenir.
Quatre rois furieux
Desia uictorieux
Auons mis à l'enuers :
FRANÇOISE. 19
Du sang de ces meschans^
Nous auons ueu les champs
Tous rouges et couuers.
De Dieu ce bien nous uient :
Car de nous iuy souuient,
Comme de ses amis.
Lui donc nous donnera
Lorsque temps en sera»
Tout ce qu'il a promis.
A nous et nos enfants,
En honneur triomphans
Geste terre appartient :
Dieu nous l'a dit ainsi.
Et le croyons aussi :
Car sa promesse il tient.
Tremblez donques peruers.
Qui par tout Tuniuers
Estes si dru semez :
Et qui nous estes faits
Mille dieux contrefaits,
Q'en uain nous reclamez.
Et toy Seigneur uray Dieu,
Sors un iour de ton lieu.
Que nous soyons uengez
De tous tes ennemis :
Et qu'à néant soyent mis.
Les dieux qu'ils ont forgez.
20 TRAGEDIE
ABRAHAM.
Or SUS Sara, le grand Dieu nous bénie,
A celle fin que durant ceste uie
Pour tant de biens que lui seul nous ottroye,
A le seruir chacun de nous s'employe.
Retirons-nous, et sur tout prenons garde
A nostre fils que trop ne se bazarde,
Par fréquenter tant de mal-heureux hommes.
Parmi lesquels nous uoyez que nous sommes.
Vn uaisseau neuf tient Todeur longuement.
Dont abbreuué il est premièrement.
Quoy qu'un enfant soit de bonne nature.
Il est perdu sans bonne nourriture.
SARA.
Monsieur i'espere en faire mon deuoir.
Et pour autant qu'en lui nous deuons uoir
De nostre Dieu le uouloir accompli,
Seure ie suis qu'il prendra si bon pli,
Et le Seigneur si bien le bénira.
Qu'à son honneur le tout se conduira.
SATAN en habit de moine.
le uay, ie uien, îour et nuict ie trauaille,
Et m'est aduis en quelque part que l'aille,
Que ie ne pers ma peine aucunement.
Règne le Dieu en son haut firmament,
Mais pour le moins la terre est toute à moy.
Et n'en déplaise à Dieu ni à sa Loy.
FRANÇOISE. 21
Dieu est aux cieux par les siens honoré :
Des miens ie suis en la terre adoré.
Dieu est au ciel : et bien, ie suis en terre.
Dieu fait la paix, et moy ie fay la guerre.
Dieu règne en haut : et bien, ie règne en bas,
Dieu fait la paix, et ie fay les débats.
Dieu a créé et la terre et les cieux :
l'ay bien plus faict : car i ay créé les dieux.
Dieu est serui de ses Anges luisans.
Ne sont aussi mes anges reluisans?
Il n'y a pas iusques à mes pourceaux,
A qui ie n'aye enchâssé les museaux.
Tous ces paillards, ces gourmans, cesyurongnes,
Qu'on uoit reluire auec leurs rouges trongnes.
Portants saphirs et rubis des plus fins.
Sont mes supposts, sont mes urais chérubins.
Dieu ne fit onc chose tant soit parfaicte,
Qui soit égale à celui qui l'a faite :
Mais moy i'ay fait, dont uanter ie me puis,
Beaucoup de gens pires que ie ne suis.
Car quant à moy ie croy, et say tresbien
Qu'il est un Dieu, et que ie ne uaux rien :
Mais i en say bien à qui totalement,
l'ay renuersé le faux entendement.
Si que les uns (qui est un cas commun)
Aiment trop mieux seruir mille dieux qu'un :
Les autres ont fantasie certaine.
Que de ce Dieu l'opinion est uaine.
Voila comment depuis l'homme premier,
Heureusement i'ay suiui ce mestier.
22 TRAGEDIE
Et poursuiuray, quoy qu'en doiue aduenir,
Tant que pourray cest habit maintenir.
Habit encor' en ce monde incognu,
Mais qui sera un iour si bien cognu,
Qu'il n'y aura ne uille ne uillage,
Qui ne le uoye à son tresgrand dommage.
froc, ô froc tant de maux tu feras,
Et tant d'abus en plein iour couuriras.
Ce froc, ce froc un iour cognu sera.
Et tant de maux au monde apportera,
Que si n'estoit l'enuie dont i abonde,
Tauroy* pitié moy-mesme de ce monde.
Car moy qui suis de tous meschans le pire,
En le portant moi-mesme ie m empire :
Or se feront ces choses en leurs temps,
Mais maintenant assaillir ie pretens
Vn Abraham, lequel seul sur la terre
Auec les siens, m'ose faire la guerre.
De faict, ie Tay maintefois assailli.
Mais i'ay tousiours à mon uouloir failli :
Et ne uis onc uieillard mieux résistant.
Mais il aura des assauts tant et tant.
Qu'en brief sera, au moins comme i'espere,
Du rang de ceux desquels ie suis le père.
Vray est qu'il a au uray Dieu sa fiance,
Vray est qu'il a du uray Dieu lalliance.
Vray est que Dieu luy a promis merueilles,
Et desia fait des choses nompareilles :
Mais quoy? s'il n'a ferme perseuerance.
Que luy pourra seruir son espérance?
FRANÇOISE. 23
le feray tant de tours et ça et là,
Que ie rompray Tasseurance qu'il a.
De deux enfans qu'il a, l'un ie ne crains :
L'autre à grand peine eschapper a mes mains.
La mère est femme : et quant aux seruiteurs,
Sont simples gens, sont bien poures pasteurs,
Bien peu rusez encontre mes cautelles.
Or ie m'en uay employer peines telles
A les auoir, que ie suis bien trompé
Si le plus fin n'est bien tost attrapé.
ABRAHAM ressortant de la maison,
Quoy que ie die, ou que ie face,
Rien n'y a dont ie ne me lasse.
Tant me soit l'afifaire agréable :
Telle est ma nature damnable.
Mais sur tout ie me mescontente.
De moy-mesme : et fort me tormenie,
Veu que Dieu iamais ne se fasche
De m aider : par quoy ie me tasche
A ne me fascher point aussi
De recognoistre sa merci,
Autant de bouche que de cœur,
l'angï;.
Abraham, Abraham.
ABRAHAM.
Seigneur,
Me voici.
24 tragedie
l'ange.
Ton fils bien aimé,
Ton fils unique Isaac nommé.
Par toy soit mené îusqu'au lieu
Surnommé la Myrrhe de Dieu.
Là deuant moy tu l'ofiTriras,
Et tout entier le brusleras,
Au mont que ie te montreray.
ABRAHAM.
Brusler! brusler! ieleferay.
Mais mon Dieu, si ceste nouuelle,
Me semble fascheuse et nouuelle,
Seigneur, me pardonneras-tu?
Hélas, donne-moy la uertu
D'accomplir ce commandement.
Hà bien cognoy ie ouuertement,
Qu'enuers moy tu es courroucé.
Làs, Seigneur, ie t'ay ofiensé.
Dieu qui as faict ciel et terre,
A qui ueux-tu faire la guerre?
Me ueux-tu donc mettre si bas?
Helas, mon fils, hélas , helas !
Par quel bout doy-îe commencer?
La chose uaut bien le penser.
Troupe de bergers sortans de la maison d'Abraham.
FRANÇOISE. 25
DEMIE TROUPE.
Amis, il est temps, ce me semble,
Que nous retournions tous ensemble
Vers nos compagnons.
DEMIE TROUPE.
le le ueux.
Car si nous sommes auec eux,
Ils en seront plus asseurez.
ISAAC.
Hola, ie nous pri demeurez.
Gomment? me lalssez-uous ainsi?
TROUPE,
Isaac, demeurez ici :
Autrement monsieur uostre père,
Ou bien madame uostre mère
En pourroyent estre mal contens.
Il uiendra quelque iour le temps
Que uous serez grand, si Dieu plaist.
Et lors uous cognoistrez que c'est
De garder aux champs les troupeaux,
En danger par monts et par uaux.
De tant de bestes dangereuses,
Sortans des forests ombrageuses.
26 TRAGEDIE
ISAAC.
Pensez-uous aussi que uoulusse
Départir deuant que ie seusse
Si mon père ainsi le uoudroit?
TROUPE.
Aussi faut-il en tout endroict,
Qu'un fils honneste et bien appris,
Quelque cas qu'il ait entrepris,
A père et à mère obéisse.
ISAAC.
le n'y faudray point que ie puisse.
Et fust-ce iusques au mourir.
Mais tandis que ie uay courir
lusqu'à mon père, pour cognoistre
Quelle sa uolonté peut estre,
Voulez-uous pas m'attendre ici?
TROUPE.
Allez, nous le ferons ainsi.
CANTIQUE DE LA TROUPE.
Thomme heureux au monde
Qui dessus Dieu se fonde.
Et en fait son rampart :
Laissant tous ces hautains.
Et tant sages mondains
S'esgarer à Tescart.
FRANÇOISE. 27
Poureté ni richesse
N'empesche ni ne blesse
D'un fidèle le cœur.
Quoy qu'il soit tormenté,
Et mille fois tenté,
Le fidèle est ueînqueur.
Ce grand Dieu qui le meine,
Au plus fort de sa peine,
En prend un si grand soin,
Qu'il le uient redresser
Estant prest de glisser.
En son plus grand besoin.
Cela peut-on cognoistre
D Abraham nostre maistre :
Car tant plus on l'assaut
Et deçà et delà.
Tant moins de peur il a,
Et moins le cœur lui faut.
Il a laissé sa terre,
Faim lui a fait la guerre,
En Egypte est uenu.
Sara il uoit soudain
Rauie de la main
D un grand Roy incognu.
A Dieu fait sa demande.
Soudain le Roy le mande.
Et sa femme lui rend :
28 TRAGEDIE
Le prie de uuider,
Abraham sans tarder.
Autre uoye entreprend.
Mais durant ceste fuîtte,
Son bien si bien profite,
Que pour s'entretenir,
De Loth il se départ :
Pour ce qu'en mesme part
Deux ne pouuoyent tenir.
Vne guerre soudaine
Entre neuf Rois se meine.
Parmi ces grans combats,
Loth perd auec les siens
Sa franchise et ses biens :
Cinq Rois sont mis à bas.
Nostre maistre fidelle
Oyant ceste nouuelle
Viuement le poursuit,
Les atteint et desfaict.
N'ayant d'hommes de faict,
Que trois cens dix et huit.
Leur arrache leur proye,
La disme au prestre paye,
A chacun fait raison.
Puis de tous hautement
Loué tresiustement.
Retourne en sa maison.
FRANÇOISE. 29
Or parmi sa famille
N auoit-il fils ne fille.
Sara qui cela uoid,
Ne pouuant conceuoir,
Lui fait mesmes auoir
Ag^ar qui la seruoit.
D'Agar donc nostre maistre
Ismael se uid naistre.
Treize ans ainsi passa,
Voyant deuant ses yeux
Aller de bien en mieux
Les biens qu'il amassa.
Lors pour signifiance
De la saincte alliance
Du Seigneur et de nous,
Autant petits que grans,
lusqu'aux petits enfants
Circoncis ftismes tous.
ISAAC.
Mes amis» Dieu se monstre à nous
Si bon, si gracieux, si doux,
Que iamaiS ie ne lui demande
Chose tant soit petite ou grande,
Que ie ne me uoye accordé
Trop plus que ie n'ay demandé,
l'auoy' comme sauez, uouloir.
De nous suiure, à fin d'aller uoir :
Mais uoici mon père qui nient..
30 TRAGEDIE
ABRAHAM sortant auee Sara,
Mais tant y a qu'il appartient,
Quand Dieu nous enioint une chose,
Que nous ayons la bouche close,
Sans estriuer aucunement
Contre son sainct commandement.
S*il commande, il faut obéir.
SARA.
le nous prie ne nous esbahir
Si le cas bien fascheux ie trouue.
ABRAHAM.
Au besoin le bon cœur s esprouve.
SARA.
Il est uray : mais en premier lieu ,
Sachez donc le uouloir de Dieu.
Nous auons cest enfant seulet.
Qui est encores tout foiblet :
Auquel gist toute l'asseurance
De nostre si grande espérance.
ABRAHAM.
Mais en Dieu.
SARA.
Mais laissez-moy dire.
ABRAHAM.
Dieu se peut-il iamais desdire?
l
FRANÇOISE. 31
Partant asseuree soyez
Que Dieu le garde, et me. croyez.
sarâ.
Mais Dieu ueut-il qu'on le hazarde?
ABRAHAM.
Hazardé n est point que Dieu garde.
SARA.
le me doute de quelque cas.
ABRAHAM.
Quant à moy ie n'en doute pas.
SARA.
C'est quelque entreprise secrette.
ABRAHAM.
Mais telle qu'elle est. Dieu Ta faicte.
SARA.
Au moins si nous sauiez où c'est.
ABRAHAM.
Bien tost le sauray, si Dieu plaist.
SARA.
Il n'ira iamais iusques là.
ABRAHAM.
Dieu pouruoira à tout cela..
32 TRAGEDIE
SARA.
Mais les cliemins sont dangereux.
ABRAHAM.
Qui meurt suîuant Dieu, est heureux.
SARA.
S'il meurt, nous uoila demeurez.
ABRAHAM.
Les morts de Dieu sont asseurez.
SARA.
Mieux uaut sacrifier ici.
ABRAHAM.
Mais Dieu ne le ueut pas ainsi.
SARA.
Or sus puis que faire le faut,
le prie au grand Seigneur d'en haut,
Mon seigneur, que sa saincte grâce
Tousiours compagnie nous face :
Adieu mon fils.
ISAAC.
Adieu ma mère.
FRANÇOISE. 33
SARA.
Suiuez bien tousîours uoslre père,
Mon ami» et seruez bien Dieu :
Afin que bien tost en ce lieu
Puissiez en santé reuenir.
Voila, îe ne me puis tenir,
Isaac, que ie ne nous baise.
ISAAG.
Ma mère, qu'il ne nous desplaise,
le nous ueux faire une requeste.
SARA.
Dites, mon ami, ie suis preste .
A raccorder.
ISAAC.
le nous supplie
D'oster ceste mélancolie.
Mais, s'il nous plaist, ne plourez point,
le reuiendray en meilleur poinct,
le nous pri* de ne nous fascher.
ABRAHAM.
Enfans, il nous faudra marcher
Pour le moins six bonnes ioumees.
Voila uos charges ordonnées.
Et tout ce qui fait de besoin.
34 TRAGEDÎF
TROUPE.
Sire, laissez-nous en le soin,
Tant seulement commandez-nous.
ABRAHAM.
Or sus, Dieu soit auec nous.
Ce grand Dieu qui par sa bonté
lusques ici nous a esté
Tant propice et tant secourable,
Soit à nous et moy fauorable.
Quoy qu'il y ait, monstrez-uous sage,
Tespere que nostre uoyage
Heureusement se parfera.
SARA.
Làs, ie ne say quand ce sera
Que reuoir ie nous pourray tous.
Le Seigneur soit aueques nous.
ISAAC.
Adieu ma mère.
ABRAHAM.
Adieu.
TROUPE.
Adieu. ^
i
FRANÇOISE. 35
ABRAHAM.
Or SUS départons de ce lieu.
SATAN.
Mais n'est-ce pas pour enrager,
Moy qui fais un chacun ranger»
Qui say tirer le monde à moy.
Ne faisant signe que du doy :
Moy qui renuerse et trouble tout,
Ne puis pourtant uenir à bout
De ce faux uieiUard obstiné.
Quelque assaut qu'on lui ait donné.
Le uoila parti de ce lieu,
Et tout prest d*obeir à Dieu,
Quoy que le cas soit fort estrange.
Mais au fort, soit que son cœur change.
Ou qu'il sacrifie en effect.
Ce que ie prétends sera fait.
S'il sacrifie, Isaac mourra.
Et mon cœur deliuré sera
Delà frayeur, qu'en sa personne
La promesse de Dieu me donne.
S'il change de cœur, ie puis dire
Que i'ay tout ce que ie désire :
Et uoila le poinct où ie tasche.
Car si une fois il se fasche
D'obéir au Dieu tout-puissant,
Le uoila desobeissaut,^
36 TRAGEDIÏT
Banni de Dieu et de sa grâce.
Voila le poinct que ie pourchasse.
Sus donc mon froc, courons après,
Pour le combattre de plus près.
PAVSE.
ABRAHAM.
Enfans, uoici arriué le tiers iour.
Que nous marchons sans auoir fait seiour
Que bien petit : reposer il nous faut.
Car quant à moy, ie ueux monter plus haut
Auec Isaac, iusqu'en un certain lieu,
Qui m'a esté enseigné de mon Dieu.
Là ie feray sacrifice et prière.
Gomme il requiert : demourez donc derrière.
Et nous gardez de marcher plus auant.
Mais nous, mon fils Isaac, passez deuant :
Car le Seigneur requiert uostre présence.
TROUPE.
Puis que telle est. Sire, uostre défense,
Nous demeurrons.
ABRAHAM.
Baillez-lui ce fardeau.
Et ie prendray le feu et le Cousteau.
Bien tost serons de retour, si Dieu plaist.
Mais cependant, sauez-uous bien que c'est ?
^
FRANÇOISE. 37
Priez bien Dieu et pour nous et pour nous,
Helas i'en ay,
TROUPE.
Ainsi le ferons-nous.
ARRAHAM.
Autant besoin qu'eut onc poure personne.
Adieu nous di.
TROUPE.
Adieu.
DEMIE TROUPE.
Mais ie m'estonne
Très grandement.
DEMIE TROUPE.
Et moy aussi.
DEMIE TROUPE.
Et moy.
Comment? De uoir en tel esmoy,
Cil qui si bien a résisté
A tant de maux qu'il a porté.
DEMIE TROUPE.
De dire qu'il craigne la guerre,
Estant en ceste estrange terre,
^ TRAGEDIE
Il n'y auroit point de raison.
Car nous sauons, qu'une saison
Abimelech qui est seigneur
Du pays, lui fit cest honneur
De le uîsiter, et prier
Qu'à lui se daignast allier,
De sorte qu'en solennité
L'accord de paix fut arresté.
Au surplus, quant à son mesnage,
Que peut-il auoir dauantage ?
DEMIE TROUPE.
Il uit en paix et en repos,
Il est uîeil, mais il est dispos.
DEMIE TROUPE.
Il n'a qu'un fils, mon Dieu sait quel :
Au monde il n'en est point de tel.
Son bestail tellement foisonne.
Qu'il semble à uoir que Dieu lui donne
Encores plus qu'il ne souhaite.
DEMIE TROUPE.
Il n'y a chose tant parfaite,
Qu'il n'y ait tousiours à redire,
le prie à Dieu qu'il le retire
Bien tost de la peine où il est.
DEMIE TROUPE.
Ainsi le face, s'il lui plaist.
FRANÇOISE. 39
DEMIE TROUPE.
Quoy qu'il y ait, ie présuppose
Que ce soit quelque g^nde chose.
CANTIQUE DE LA TROUPE,
Quoy que soit cest uniuers
Tant spacieux et diuers,
Il n'y a rien tant soit ferme,
Rien n'y a qui n'ait son terme.
Dieu tout puissant qui tout g^arde,
Rien ici bas ne regarde,
Qui tousiours dure de mesme,
S'il ne regarde soy mesme.
Le grand soleil reluisant,
Va son flambeau conduisant.
Autant comme le iour dure :
Puis renient la nuict obscure,
Gouurant de ses noires ailes
Choses et laides et belles.
Que dirons-nous de la lune,
Qui iamais ne fut tout une?
Ores apparoist cornue,
Puis demie, puis bossue,
Puis esclaire toute ronde
Les ténèbres de ce monde.
40 TRAGEDIE
Les grans astres flamboyans,
Cà ei là uont tournoyans,
Peignans leurs diuers uisage
Et de beau temps et d'orage.
Si deux iours on met ensemble,
L'un à l'autre ne ressemble :
L'un passe légèrement,
L'autre dure longuement.
L'un est sur nous enuieux
De la lumière des.cieux.
L'un auee sa couleur bleue
Nous ueut esblouir la ueue :
L'un ueut le monde brusler,
L'autre essaye à le geler.
Ores la terre fleurie,
Estend sa tapisserie :
Ores d'un uent la froidure
Change en blancheur sa uerdure.
L'onde en son humide corps
S'enfle par dessus les bords,
Pillant par tout à outrance
Du laboureur l'espérance :
Puis en sa riue première
Sera bien tost prisonnière.
Parquoy celui qui se fonde
En rien qui soit en ce monde,
FRANÇOISE. 41
Soit en haut ou soit en bas,
le di que sag^e n'est pas.
Qu'est-ce donques de celui
Qui des hommes fait appuys.
Parmi tous les animaux
Suiets à dix mille maux,
Le soleil qui fait son tour,
Du monde tout à Tentour,
Ne uit onc pour dire en somme,
Chose si foible que l'homme.
Car tous les plus uertueux
Par les flots impétueux
Sont tellement combatus,
Qu'on en uoid maints abatus.
combien est fol qui cuide
De fascherie estre uuide
Tant qu'ici bas il sera !
Mais cil qui désirera
D'estre asseuré, il lui faut
Son cœur appuyer plus haut :
Dont il aura bon exemple.
Si nostre maistre il contemple.
DEMIE TROUPE.
Or le mieux que nous puissions faire,
le croy que c'est de se retraire
En quelque coin plus à l'escart :
Afin que chacun de sa part,
42 TRAGEDIE
Prie le Seigneur qu'il lui plaise
Le ramener mieux à son aise.
Allons.
DEMIE TROUPE.
le uay tant que ie puis.
PAVSE.
ISAAC.
ABRAHAM.
Helas, las, quel père ie suis.
ISAAC.
Mon père.
Voila du bois, du feu, et un cousteau •
Mais ie ne uoy ni mouton ni agneau,
Que nous puissiez sacrifier ici.
ABRAHAM.
Isaac mon fils, Dieu en aura souci.
Attendez-moy, mon ami en ce lieu.
Car il me faut un petit prier Dieu.
ISAAC. 4
Et bien mon père, allez : mais ie uous prie,
FRANÇOISE. 43
Me direz-uous quelle est la fascherie,
Dont ie uous uoy tormenté iusqu'au bout?
ABRAHAM.
A mon retour, mon fils, uous saurez tout :
Mais cependant prier uous faut aussi.
ISAAG.
C'est bien raison : ie le feray ainsi.
Et quant et quant le cas appresteray.
En premier lieu ce bois i'entasseray.
Premièrement ce baston sera là :
Puis cestuy-ci, puis après cestuy-la.
Voila ie cas, mon père aura le soin
Quant au surplus qui nous fait de besoin.
Prier m'en uay, ô Dieu, ta saincte face :
C'est bien raison, ô Dieu, que ie le face :
SARA.
Plus on uit, plus on uoid, helas.
Que c'est que de uiure ci bas.
Soit en mari, soit en lignée,
11 n'y eut onques femme née
Autant heureuse que ie suis :
Mais i'ay tant enduré d'ennuis
Ces trois derniers iours seulement.
Que ie ne say pas bonnement
Lequel est le plus grand des deux,
Ou le bien que i'ay receu d'eux.
Ou le mal que i'ay enduré
H TRAGEDIE
En trois iours qu'ils ont demeuré.
Ne nuict ne lour ie ne repose :
Et si ne pense à autre chose
Qu'à mon seigneur et à mon fils.
A uray dire, assez mal ie fis
De les laisser aller ainsi,
Ou de n'y estre allée aussi.
De six iours sont passez les trois.
Que trois ! mon Dieu, et toutes fois
Trois autres attendre il me faut.
Helàs, mon Dieu qui uois d'en-haut
Et le dehors et le dedans,
Vueilles accourcir ces trois ans :
Car à moy ils ne sont point iours,
Fussent-ils trente fois plus cours.
Mon Dieu, tes promesses m'asseurent :
Mais si plus long temps ils demeurent,
Tay besoin de force nouuelle.
Pour soufiFrir une peine telle.
Mon Dieu, permets qu'en toute ioye,
Bien tost mon seigneur ie reuoye,
Et mon Isaac que m'as donné,
l'accole en santé retourné.
ABRAHAM.
Dieu, ô Dieu tu uois mon cœur ouuert
Ce que ie pense, ô Dieu t'est descouuert :
Qu'est-il besoin que mon mal ie te die?
Tu uois, helàs, tu uois ma maladie :
f
FRANÇOISE. 45
Tu peux tout seul guarison m'enuoyer,
S11 te plaisoit seulement m'ottroyer
Vn tout seul poinci que demander ie nose.
SATAN.
Si faut-il bien chanter quelqu'autre chose.
ABRAHAM.
Gomment? comment? se pourroit-il bien faire,
Que Dieu dist l'un, et puis tîst du contraire?
Est-il trompeur? si est-ce qu'il a mis
En uray efifect ce qu'il m'auoit promis.
Pourroit-il bien maintenant se desdire?
Si faut-il bien ainsi conclurreetdire,
S'il ueut rauoir le 61s qu'il m'a donné.
Que di-ie? ô Dieu, puis que l'as ordonné,
le le feray. las, est-il raisonnable,
Que moy qui suis pécheur tant misérable,
Viene à iuger les secrets iugemens
De tes parfaits et tressaincts mandemens ?
SATAN.
Mon cas ua mal, mon froc, trouuer nous faut
Autre moyen de luy donner assaut.
ABRAHAM.
Mais il peut estre aussi que i'imagine
Ce qui n'est point : car tant plus l'examine
46 TRAGEDIE
Ce cas ici, plus ie le trouue estrange.
C'est quelque songe, ou bien quelque faux ange
Qui ma planté ceci en la ceruelle :
Dieu ne ueut point d'offrande si cruelle.
Maudit-il pas Gain, n'ayant occis
Qu'Abel son frère? et i occiray mon fils?
SATAN.
Jamais, iamais.
ABRAHAM.
Hà, qu'ay-ie cuîdé dire?
Pardonne moy mon Dieu, et me retire
Du mauuais pas où mon péché me meine.
Deliure moy. Seigneur, de ceste peine.
Tuer le ueux moy-mesme de ma main,
Puis qu'il te plaist, ô Dieu : il est certain
Que c'est raison, parquoy ie le feray.
SATAN.
Mais si ie puis ie t'en engarderay.
ABRAHAM.
Mais le faisant ie feroy' Dieu menteur :
Car il m'a dit qu'il me feroit cest heur.
Que de mon fils Isaac il sortiroit
Vn peuple grand qui la terre emplirolt.
Isaac tué, l'alliance est defaicte.
Las est-ce en uain. Seigneur, que tu l'as faite?
FRANÇOISE. 47
Las est-ce en uain. Seigneur que tant de fois
Tu m'as promis qu'en Isaac me ferois
Ce que iamais à autre ne promis ?
Làs pourroit-il à néant estre mis
Ce, dont tu m'as tant de fois asseuré ?
Làs, est-ce en uain qu'en toy i'ay espéré?
uaine attente, ô uain espoir de Thomme !
C'est tout cela que ie puis dire en somme,
l'ay prié Dieu qu'il me donnast lignée,
Pensant, helas, s'elle m'estoit donnée.
Que i'en auroy' un merueilleux plaisir.
Et ie n'en ay que mal et desplaisir.
De deux enfans l'un i'ay chassé moy-mesme,
De l'autre il faut, ô douleur très extrême.
Que ie soy' dit le père et le bourreau :
Bourreau, helas, helas, ouy bourreau.
Mais n'es-tu pas celui Dieu proprement.
Qui m'escoutas ainsi patiemment.
Voire, Seigneur, au plus fort de ton ire,
Quand tu partis pour Sodome destruire?
Maintenant donc ueux-tu, mon Dieu, mon Roy,
Me repousser quand ie prie pour moy?
Engendré l'ay, et faut que le defface.
Dieu, ô Dieu, au moins fay-moy la grâce,
SATAN.
Grâce, ce mot n'est point en mon papier. / ^
ABRAHAM.
Qu'un autre soit de mon fils le meurtrier.
48 TRAGEDIE
Helas Seigneur, faut-il que ceste main
Vienne à donner ce coup tant inhumain?
Las, que feray-ie à la mère dolente,
Si elle entend ceste mort uiolente?
Si ie t'allègue, helas, qui me croira?
S* on ne le croit, làs, quel bruit en courra?
Seray-ie pas d'un chacun reietté
Gomme un patron d extrême cruauté?
Et toy. Seigneur, qui te uoudra prier?
Qui se uoudra iamais en toy fier?
Làs pourra bien ceste blanche uieillesse
Porter le faix d'une telle tristesse?
Ay-ie passé parmi tant de dangers,
Tant trauerséde pays estrangers.
Souffert la faim, la soif, le chaut, le froid.
Et deuant toy tousiours cheminé droit :
Ay-ie uescu, uescu si longuement,
Pour me mourir si malheureusement?
Fendez mon cœur, fendez, fendez, fendez,
Et pour mourir plus long temps n'attendez.
Plustost on meurt, tant moins la mort est greue:
SATAN.
Le uoila bas, si Dieu ne le releue.
ABRAHAM.
Que di-ie? où suis-ie? ô Dieu mon créateur,
Ne suis-ie pas ton loyal seruiteur?
Nemas-tu pas de mon pays tiré?
Ne m'as-tu pas tant de fois asseuré.
FRANÇOISE. 49
Que ceste terre aux miens estoit donnée?
Ne m'as-tu pas donné cette lignée,
En m'asseurant que d'isaac sortiroit
Vn peuple tien qui la terre empliroit?
Si donc tu ueux mon Isaac emprunter,
Que me faut-il contre toi disputer?
Il est à toy : mais de toy ie Tay pris.
Et pour autant quand tu l'auras repris,
Resusciter plustost tu le feras,
Qu'il ne m'aduinst ce que promis tu m'as.
Mais, ô Seigneur, tu sais qu'homme ie suis :
Exécuter rien de bon ie ne puis,
Non pas penser : mais ta force inuincible
Fait qu'au croyant il n'est rien impossible.
Arrière chair, arrière affections :
Retirez-vous, humaines passions.
Rien ne m'est bon, rien ne m'est raisonnable,
Que ce qui est au Seigneur agréable.
SATAN.
Et bien, et bien, Isaac donc mourra,
Et nous uerrons après que ce sera.
faux uieillard, tant me donnes de paine!
ABRAHAM.
Voila mon fils Isaac qui se pourmeine.
poure enfant, ô nous poures humains^
Cachans souuent la mort dedans nos seins,
Alors que plus en pensons estre loin.
Et pour autant il est tresgrand besoin
3
50 TRAGEDIE
De uiure ainsi que mourir on désire.
Or ça mon fils, helas que ueuK-ie dire?
ISAAG.
Plaist il mon père.
ABRAHAM.
Helas ce mot me tue.
Mais si faut-il pourtant que m'esuertue.
Isaac mon fils, helas, le cœur me tremble.
ISAAC.
Vous auez peur, mon père, ce me semble.
ABRAHAM.
Hà mon ami, ie tremble uoirement.
Helas, mon Dieu ! -^
ISAAC.
Dites moy hardiment
Que nous auez, mon père, s'il nous plaist.
ABRAHAM.
Hà mon ami, si nous sauiez que c'est
Miséricorde, ô Dieu, miséricorde !
Mon fils, mon fils, uoyez-uous ceste corde,
Ce bois, ce feu, et ce cousteau ici?
Isaac, Isaac, c'est pour nous tout ceci.
t
FRANÇOISE. 51
SATAN.
Ennemi suis de Dieu et de nature :
Mais pour certain ceste chose est si dure,
Qu'en regardant ceste unique amitié,
Bien peu s'en faut que n'en aye pitié.
ABRAHAM.
Helas Isaac.
ISAAG.
Helas, père très doux,
le nous suppli, mon père, à deux genoux
Auoir au moins pitié de ma ieunesse.
ABRAHAM.
seul appuy de ma foible uieillesse !
Làs, mon ami, mon ami, ie uoudrois
Mourir pour nous cent millions de fois :
Mais le Seigneur ne le ueut pas ainsi.
ISAAC.
Mon père, helas, ie nous crie merci.
Helas, helas, ie n'ay ne bras ne langue
Pour me défendre, ou faire ma harengue
Mais, mais uoyez, ô mon père, mes larmes :
Auoir ne puis ni ne ueux autres armes
Encontre nous : ie suis Isaac, mon père,
le suis Isaac, le seul fils de ma mère i
52 TRAGEDIE
le suis Isaac, qui tient de uous la uie :
Souffrirez-uous qu'elle me soit rauie?
Et toutesfois si uous faites cela,
Pour obéir au Seigneur, me uoila :
Me uoila prest, mon père, et à genoux,
Pour souffrir tout et de Dieu et de uous.
Mais qu'ay-ie fait, qu*ay-ie fait pour mourir?
He Dieu, he Dieu, uueille-me secourir.
ABRAHAM.
Helas mon fils Isaac, Dieu, te commande
Qu'en cest endroit tu lui serues d'ofi'rande.
Laissant à moy, à moy ton poure père,
Làs quel ennuy !
ISAAC.
Helas ma poure mère,
Combien de morts ma mort uous donnera !
Mais dites-moy au moins qui m'occira?
ABRAHAM.
Qui t'occira, mon fils! mon Dieu, mon Dieu,
Ottroye moy de mourir en ce lieu?
ISAAC
Mon père.
ABRAHAM.
Helas, ce mot ne m'appartient.
FRANÇOISE. 53
Helas, Isaac, si est-ce qu'il conuient
Seruir à Dieu.
ISAAC.
Mon père, me uoila.
SATAN.
Mais ie uous pri, qui eust pensé cela?
ISAAC.
Or donc, mon père, il faut comme ie uoy,
Il fautmourir.'Làs, mon Dieu, aîde-moy :
Mon Dieu, mon Dieu, renforce moy le cœur.
Ren-moy . mon Dieu, sur moy-mesme ueinqueur.
Liez, frappez, bruslez, ie suis tout prest
D'endurer tout, mon Dieu, puis qu'il te plaist.
ABRAHAM.
A, a, a, a, et qu'est-ce, et qu'est ceci ?
Miséricorde, ô Dieu par ta merci.
ISAAC.
Seigneur, tu m'as et créé et forgé,
Tu m'as. Seigneur sur la terre logé.
Tu m*as donné ta saincte cognoissance :
Mais ie ne t'ay porté obéissance
Telle, Seigneur, que porter ie deuois-:
Ce que te prie, helas, à haute uoix.
54 TRAGEDIE
Me pardonner. Et à nous mon seigneur,
Si ie n'ay fait tousiours autant d'honneur
Que meritoit uostre douceur tant grande,
Treshumblement pardon nous en demande.
Quant à ma mere^ helas, elle est absente
Vueille, mon Dieu, par ta faneur présente
La preseruer et garder tellement.
Qu'elle ne soit troublée aucunement.
(Ici est bandé Isaac.)
Làs, ie m'en uay en une nuict profonde,
Adieu nous di la clarté de ce monde.
Mais ie suis seur que de Dieu la promesse
Me donnera trop mieux que ie ne laisse,
le suis tout prest, mon père, me uoila.
SATAN.
Jamais, iamais enfant mieux ne parla,
le suis confus, et faut que ie m'enfuye.
ABRAHAM.
Làs, mon ami, auant la départie.
Et que ma main ce coup inhumain face.
Permis me soit de te baiser en face.
Isaac, mon fils, le bras qui t'occira,
Encor' un coup au moins t'accolera.
ISAAC.
Làs grand merci.
FRANÇOISE. 55
ABRAHAM.
ciel, qui es Touurage
De ce grand Dieu, et qui m'es tesmoignage
Très suffisant de la grande lignée
Que le uray Dieu par Isaac m'a donnée :
Et toy la terre à moy cinq fois promise,
Soyez tesmoin que ma main n'est point mise
Sus cest enfant, par haine ou par uengeance.
Mais pour porter entière obéissance
A ce grand Dieu facteur de i'uniuers,
Sauueur des bons, et iuge des peruers.
Soyez tesmoins qu'Abraham le fidèle.
Par la bonté de Dieu a la foy telle,
Que nonobstant toute raison humaine,
lamais de Dieu la parole n*est uaine.
Or est il temps, ma main, que t'esuertues,
(Ici le Cousteau lui tombe des mains.)
Et qu'en frappant mon seul fils, tu me tues.
ISAAG.
Qu'est-ce que i'oy, mon père? helas mon père !
ABRAHAM.
A, a, a, a.
ISAAC.
Là ie nous obtempère.
Suis-ie pas bien?
56 TRAGEDIE
ABRAHAM.
Fut-il iamais pitié,
Fut-il iamais une telle amitié?
Fut-il iamais pitié? a, a, ie meurs,
le meurs, mon fils.
ISAAG.
Ostez toutes ces peurs,
le nous suppli : m'empescherez uous donques
D'aller à Dieu?
ABRAHAM.
(Ici le cuide frapper.)
Helàs, làs qui uid onques
En petit corps un esprit autant fort?
Helàs, mon fils, pardonne moy ta mort.
l'ange.
Abraham, Abraham.
ABRAHAM.
Mon Dieu.
l'ange.
Remets ton cousteau en son lieu :
Garde bien de ta main estendre
Dessus l'enfant, ni d'entreprendre
FRANÇOISE. 57
De l'outrager aucunement.
Or peux-ie uoîr tout clairement
Quel amour tu as au Seigneur,
Puis que lui portes cest honneur.
De uouloir pour le contenter
Ton fils à la mort présenter.
ABRAHAM.
Dieu.
ISAAG.
Dieu.
ABRAHAM.
(Ici prend le mouton.)
Seigneur uoila que c'est
De s'obéir. Voici mon cas tout prest :
Prendre le ueux.
l'ange.
Abraham.
ABRAHAM.
Me uoici :
Seigneur, Seigneur.
l'ange.
Le Seigneur dit ainsi :
58 TRAGEDIE
le le promets par ma grand' maîesté,
Par la uertu de ma diuinité,
Puis que tu as uoulu faire cela, >
Puis que tu m'as obéi iusques-ià,
De n'espargner de ton seul fils la uie :
Maugré Satan et toute son enuie,
Bénir te ueux auec toute ta race.
Vois-tu les grains de l'arène au riuage?
Croistre feray tellement ton lignage,
Qu'il n'y a point d'estoiles aux deux,
Tant de sablon par les bords spatieux
De rOcean qui la terre enuironne,
Qu'il descendra d'enfans de ta personne.
Ils domteront quiconques les haira,
Et par celui qui de toy sortira,
Sur toutes gens et toutes nations
le desploiray mes bénédictions ^
Et grans thresors de diuine puissance,
Puis que tu m'as porté obéissance.
E P I L G V E.
Or uoyez-uous de foy la grand puissance,
Et le loyer de uraye obéissance.
Parquoy, messieurs, et mes dames aussi,
le nous suppli quand sortirez d'ici,
Que de nos cœurs ne sorte la mémoire
De ceste digne et ueritable histoire. M
Ce ne sont point des farces mensongères,
FRANÇOISE. Ô9
Ce ne sont point quelques fables légères :
Mais c'est un faiet, un faict très ueritable,
D'un serf de Dieu, de Dieu très redoutable.
Parquoy seigneurs, dames maistres, maistresses,
Poures, puissans, ioyeux, pleins de destresses,
Grans et petits, en ce tant bel exemple
Chacun de nous se mire et se contemple.
Tels sont pour uray les miroirs où Ton uoid
Le beau, le laid, le bossu, et le droit.
Car qui de Dieu tasche accomplir sans feinte.
Comme Abraham, la parole très saincte.
Qui nonobstant toutes raisons contraires,
Remet en Dieu et soy et ses affaires,
Il en aura pour certain une issue
Meilleure encor' qu'il ne l'aura conçeue.
Vienent les uents, uienent tempestes fortes,
f Vienent tormens, et morts de toutes sortes,
j Tournent les cieux, toute la terre tremble,
I Tout luniuers renuerse tout ensemble.
Le cœur fidèle est fondé tellement,
Que renuerser ne peut aucunement :
Mais au rebours, tout homme qui s'arreste
Au iugement et conseil de sa teste :
L'homme qui croit tout ce qu'il imagine,
Il est certain que tant plus il chemine.
Du uray chemin tant plus est escarté,
Vn petit uent Ta soudain emporté :
IEt qui plus est, sa nature peruerse
En peu de temps soy-mesme se renuerse.
Or toy grand Dieu, qui nous as fait cognoistre